Hubert Reeves

Site officiel

Chronique
précédente :

Le territoire du temps

Chroniques radio France-Culture

Tous les samedis à 18h40
(rediffusion le mercredi suivant à 13h50)

Chronique
suivante :

Robustesse de la science

« Terre, planète bleue »

Émission du 20 septembre 2003

Ce soir, je vais vous lire un poème de ma composition.

J'y travaille depuis longtemps.

Il s'est constitué tout au long des mois, des années, par des images qui me sont venues, et que j'ai mises là comme ça, et qui donnent une espèce de kaléidoscope, un kaléidoscope de la réalité, des aspects de la réalité, des aspects quelquefois insolites, contradictoires, et qu'il nous faut essayer de penser. C'est bien le problème dans lequel nous sommes plongés : essayer de penser cette réalité, dans laquelle nous vivons à partir de ces images tout-à-fait étranges, apparemment sans relations, mais qui pourtant font le tissu de ce qu'on appelle la réalité à tous les niveaux.

Alors, le poème s'appelle « Terre, planète bleue » :


Terre, planète bleue, où des astronomes exaltés capturent  la lumière des étoiles aux confins de l'espace.

Terre, planète bleue, où un cosmonaute, au hublot de sa navette, nomme les continents des géographies de son enfance.

Terre, planète bleue, où une asphodèle germe dans les entrailles d'un migrateur mort d'épuisement sur un rocher de haute mer.

Terre, planète bleue, où un dictateur fête Noël en famille alors que, par milliers, des corps brûlent dans les fours crématoires.

Terre, planète bleue, où, décroché avec fracas de la banquise polaire, un iceberg bleuté entreprend son long périple océanique.

Terre, planète bleue, où, dans une gare de banlieue, une famille attend un prisonnier politique séquestré depuis vingt ans.

Terre, planète bleue, où à chaque printemps le Soleil ramène les fleurs dans les sous-bois obscurs.

Terre, planète bleue, où seize familles ont accumulé plus de richesses que quarante huit pays démunis.

Terre, planète bleue, où un orphelin se jette du troisième étage pour échapper aux sévices des surveillants.

Terre, planète bleue, où, à la nuit tombée, un maçon contemple avec fierté le mur de briques élevé tout au long du jour.

Terre, planète bleue, où un maître de chapelle écrit les dernières notes d'une cantate qui enchantera le cœur des hommes pendant des siècles.

Terre, planète bleue, où une mère tient dans ses bras un enfant mort du sida transmis à son mari à la fête du village.

Terre, planète bleue, où un navigateur solitaire regarde son grand mât s'effondrer sous le choc des déferlantes.

Terre, planète bleue, où, sur un divan de psychanalyse, un homme reste muet.

Terre, planète bleue, où un chevreuil agonise dans un buisson, blessé par un chasseur qui ne l'a pas recherché.

Terre, planète bleue, où, vêtue de couleurs éclatantes, une femme choisit ses légumes verts sur les étals d'un marché africain.

Terre, planète bleue, qui accomplit son quatre-milliard-cinq cent-cinquante-six-millionième tour autour d'un Soleil qui achève sa vingt-cinquième révolution autour de la Voie Lactée.

Note du webmestre :

Le texte de ce poème a été repris avec une mise en page améliorée dans une autre rubrique de ce site.