Hubert Reeves

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Article paru dans Télérama N°2849 du 18 août 2004


EntretienHubert Reeves


Photo d'Hubert Reeves
OLIVIER ROLLER POUR TELERAMA

Parce qu'il croit aux vertus du partage des savoirs, l'astrophysicien québécois est devenu le plus célèbre vulgarisateur des mécaniques célestes. Mais le berger des étoiles garde un œil sur notre bonne vieille Terre, et s'active pour que les hommes n'en fassent pas une planète morte.

“Savez-vous qu'une équation peut vraiment être belle ?”

Infatigable arpenteur de mots et piéton des étoiles, Hubert Reeves n'est pas un scientifique tout à fait comme les autres. Né à Montréal en 1932, cet astrophysicien diplômé de la prestigieuse Cornell University (États-Unis), qui fut un temps conseiller scientifique à la Nasa (1960-1964), puis enseignant en cosmologie à l'observatoire de Meudon ainsi qu'au département de physique de l'université de Montréal, possède une qualité rare entre toutes : il met ses capacités et son indéniable charisme au service de grandes causes.

Qu'il s'agisse de la diffusion et du partage du savoir scientifique, de la sauvegarde de la planète, de la défense de la dignité humaine et de la vie sous toutes ses formes, Hubert Reeves déploie une énergie inépuisable, publiant des ouvrages qui sont autant de best-sellers, animant émissions de radio et plateaux télévisés, multipliant les conférences, avec une générosité sans égale et un talent inné de conteur.

Tous ceux qui un jour ont eu la chance de le rencontrer vous le diront : l'écouter est un pur régal. Un moment d'intelligence et de partage. Son regard pétille, un torrent de r apicaux roule dans son accent, et vous voilà parti ailleurs, dans les étoiles, près des oiseaux migrateurs, ou plongé dans l'écoute d'un quatuor à cordes de Beethoven. Astrophysique, écologie et musique classique : ses passions, qu'il a choisi d'évoquer, en compagnie de trois proches (lire encadré ci-dessous), ses veilleurs et amis, frère et sœurs de combat.

Télérama : Comment est née votre vocation ? Est-ce un lointain désir d'enfance ?

(flèche sud-est)  À lire
D'Hubert Reeves, aux éditions du Seuil : Patience dans l'azur (1981), L'Heure de s'enivrer (1986), Dernières Nouvelles du cosmos (1994), La Première Seconde (1995), l'album Poussières d'étoiles (1984) et le livre d'entretiens avec Frédéric Lenoir, Mal de Terre (2003).

Hubert Reeves : Disons que tout s'est enchaîné un peu par volonté, un peu par hasard. J'ai toujours été ce que l'on appelait autrefois un « amoureux de la nature », expression un peu naïve et empreinte de « rousseauisme » mais tellement juste dans sa simplicité, d'un temps où les individus étaient moins aliénés par la vie citadine, plus proches de leurs racines et de leurs origines. Mes parents possédaient une petite maison, au bord d'un grand lac, dans les environs de Montréal. Je partais souvent en canoë explorer les rives,la forêt et les marécages aux alentours. C'était très impressionnant et fondamental pour moi, cette proximité avec la nature, à la fois si paisible et si frémissante de vie. En se laissant glisser au fil de l'eau, tous les sens aux aguets, on pouvait faire mille rencontres, des grenouilles et tortues qui s'échappaient dans l'herbe, une libellule rasant la surface de l'eau, une colonne d'insectes dansant dans les rais de lumière…

Télérama : Et on imagine que vous regardiez déjà les étoiles ?

Hubert Reeves : Quand la nuit était bien dégagée, depuis la terrasse de la maison, j'aimais observer le ciel. J'avais bricolé une sorte de télescope de fortune dans un vieux tuyau de poêle, que je braquais sur les planètes et les étoiles. C'est ainsi que j'ai pu me familiariser avec les cratères de la Lune, les anneaux de Saturne et tous les principaux objets célestes de la Voie lactée… Mais le vrai déclic est venu plus tard. Lycéen, puis étudiant, j'étais plutôt attiré par ce que l'on appelait les « sciences naturelles », la botanique et la biologie. Mon goût pour les mathématiques m'a poussé plutôt vers la physique. Savez-vous qu'une équation peut vraiment être belle ? Pas seulement satisfaisante pour l'esprit, mais élégante, comme une calligraphie ou une partition musicale. Muni de mes diplômes canadiens, baccalauréat en physique et maîtrise en physique atomique, j'ai postulé pour plusieurs universités américaines. Coup de chance, j'ai été accepté à la Cornell University, auprès de Hans Bethe [Prix Nobel en 1967, NDLR], qui a élucidé le problème de la source de l'énergie des étoiles.

C'était l'une des grandes questions de l'astronomie : comment un astre comme le Soleil pouvait-il briller sans épuiser son carburant au bout de quelques dizaines de milliers d'années ? Hans Bethe a démontré en 1938 que les étoiles sont de gigantesques réacteurs thermonucléaires, qui tirent leur énergie de la fusion d'éléments légers en éléments plus lourds. Ce qui leur permet de briller pendant des millions et même des milliards d'années. Grâce à ses travaux et à ceux de toute son équipe, à laquelle j'ai été intégré en 1960, nous avons mieux compris où et comment sont fabriqués les atomes que l'on retrouve dans tout l'Univers – carbone, azote, oxygène – et dont, d'ailleurs, nous sommes faits. Car la vie et les êtres humains sont enfants des étoiles…

Télérama : On a l'impression que notre connaissance de l'Univers s'approfondit, mais aussi qu'il est de plus en plus difficile, pour le profane, de comprendre…

Hubert Reeves : C'est un peu vrai, même si les découvertes essentielles – celles qui font évoluer fondamentalement notre conception du monde – sont rares. Des mesures de plus en plus précises nous permettent de confirmer certaines hypothèses et d'en infirmer d'autres. Certaines observations nous confrontent parfois à des phénomènes tout à fait inattendus qu'il faut chercher à comprendre. Sur le plan de la cosmologie, je m'intéresse particulièrement à l'évolution de la théorie du big bang (1). Aujourd'hui, elle est universellement reconnue comme la plus apte à nous décrire l'Univers, même si de nombreux points restent obscurs et sont parfois même à la limite de l'incohérence.

Télérama : Quels sont donc les points les plus solidement établis de cette théorie du big bang ?

Hubert Reeves : D'abord que l'Univers est né d'une formidable déflagration qui s'est produite il y a quatorze milliards d'années, non pas, comme on le croit, en un seul point, mais dans une infinité de points d'un lieu minuscule et sans extérieur en perpétuelle expansion. Ensuite que des milliards de galaxies, enfermant chacune des milliards d'étoiles, s'éloignent les unes des autres – ce qu'atteste le décalage de leurs spectres lumineux vers le rouge : c'est le fameux « effet Doppler », comme quand une voiture vous croise en klaxonnant et que le son effectue une sorte de glissando vers le grave quand elle s'éloigne. Ainsi, contrairement à la pensée d'Aristote, qui a prévalu pendant plus de deux mille ans, selon laquelle l'Univers serait éternel et non soumis aux lois du changement, la théorie du big bang affirme que l'Univers a une histoire. Et que cette histoire est marquée par un refroidissement progressif à partir de températures extrêmement élevées, par une raréfaction (la densité diminue) et par un obscurcissement (la nuit est de plus en plus noire). Voilà pour les certitudes. Ici, il faut mentionner un élément imprévu, découvert vers 1995 au lieu de ralentir, comme on pouvait s'y attendre à cause de la gravité mutuelle des galaxies, ce mouvement s'accélère depuis environ cinq milliards d'années.

Photo de la nébuleuse NGC3603

NASA
La nébuleuse NGC3603, dans la constellation de la Carène.

Télérama : Comment l'explique-t-on ?

Hubert Reeves : Par l'exis­tence hypothétique d'une substance inconnue, appelée « énergie sombre », responsable de cette répulsion entre les galaxies. Or cette substance représente 70 % de la densité de l'Univers. Si on ajoute à cela la composante dite de « matière sombre » – de nature également inconnue – qui en représente elle-même 25 %, on arrive à la conclusion que nous ne connaissons que 5 % de la nature de la matière du cosmos. Il y a encore du pain sur la planche…

Télérama : Un scientifique peut-il se satisfaire d'une théorie comportant autant d'incertitudes ?

Hubert Reeves : La science est une aventure. Comme les explorateurs de jadis qui ont infatigablement quadrillé et cartographié la planète, les astrophysiciens arpentent l'Univers et se retrouvent confrontés à de véritables terres inconnues et à autant d'énigmes. Le défi majeur pour la physique reste la réconciliation des deux grandes théories qui ont marqué le XXe siècle : la mécanique quantique, qui régit le comportement des atomes, et la relativité générale d'Einstein, qui décrit le mouvement des corps dans un champ de gravité. Ces deux théories ont beaucoup de succès, elles font des merveilles chacune dans leur domaine. Mais, problème, la physique quantique ne sait pas décrire les comportements des atomes dans un champ de gravité très élevé, tandis que la relativité ne sait pas décrire la dualité onde/corpuscule, fondamentale dans le domaine atomique. Résultat : aujourd'hui, nous n'avons aucune théorie valable pour décrire les tout premiers instants de l'Univers, la nature de la détonation initiale, et encore moins ce qu'il y avait avant le big bang, si toutefois cette expression a un sens…

Motif galactique
“Nous ne connaissons que 5 % de la nature de la matière du cosmos. Il y a encore du pain sur la planche.”

Télérama : Dans votre dernier livre, qui n'est pas pour rien intitulé Mal de Terre, vous quittez le monde des étoiles pour aborder les problèmes de notre planète Terre. Pourquoi ?

Hubert Reeves : Parce que avant d'être un scientifique et un chercheur je suis un habitant de la Terre. Parce que j'ai des enfants et des petits-enfants et que je m'inquiète de l'état dans lequel nous allons leur laisser le monde. Parce que ayant eu la chance d'acquérir un certain savoir je me dois de le mettre au service du bien commun. Réchauffement climatique, trouée de la couche d'ozone, pollutions chimiques en tous genres, épuisement des ressources, extinction des espèces, accumulation démentielle de déchets toxiques, risque nucléaire : la litanie des menaces qui pèsent sur notre environnement prouve à quel point notre planète est malade. Plutôt que de jouer les Cassandre ou de se contenter de lancer des cris d'alarme, il faut dépassionner les débats et faire prendre conscience que nous nous acheminons vers une catastrophe si nous ne changeons pas nos comportements…

Télérama : Mais peut-on empêcher les autres de faire comme nous ? Les Brésiliens de dévaster la forêt amazonienne, les Chinois de vouloir rouler en automobile, et les pays pauvres de parier sur une industrie aussi polluante que celle des États-Unis…

Hubert Reeves : Bien sûr que non ! Mais il est de notre devoir de donner l'exemple. Comme nous l'avons fait, pour la diffusion des savoirs ou les droits de l'homme. Et restons pragmatiques : se battre, par exemple, comme l'a souhaité Jacques Chirac, pour que soit inscrit dans la Constitution le droit imprescriptible pour nos descendants à recevoir un environnement sain est une chose essentielle. Malgré la levée de boucliers de certains scientifiques et de certains industriels, si ce principe de simple bon sens est accepté, les conséquences seront énormes : des lois suivront, la jurisprudence évoluera, les mentalités changeront. Parions sur l'être humain. Et le bon sens finira tout de même par l'emporter…

Motif galactique
“La musique me fascine, car elle est à l'image de l'Univers, qui fait toujours du neuf avec de l'éternel. Sept notes et puis… commence un mystère.”

Télérama : Vous êtes le président de la Ligue Roc (2). Quels sont ses combats ?

Hubert Reeves : Fondée par Théodore Monod et ses amis, cette association souhaite une meilleure protection des espèces animales (oiseaux migrateurs, surtout ceux qui sont en déclin, prédateurs, petits et grands si utiles à la régulation des herbivores, etc.) et des espaces (forêts, zones humides, haies) qui les accueillent et dont le maintien est indispensable aux équilibres écologiques, et donc à l'humanité elle-même. Elle lutte également pour l'interdiction des produits chimiques et autres toxiques qui empoisonnent les sols, l'air et l'eau, et ont de fâcheuses répercussions sur la chaîne alimentaire, jusqu'à l'homme. Tout est lié. Outre protéger la faune sauvage, l'association voudrait faire étendre le statut d'« être sensible » à tout animal sauvage, en particulier les mammifères et les oiseaux. Car la loi protège votre chien de compagnie, mais pas le cerf ou le geai des chênes… Dans sa logique, la Ligue Roc défend enfin les non-chasseurs. Si j'admets la chasse des Inuits et parfois la régulation de populations locales d'animaux excédentaires, que voulez-vous, c'est plus fort que moi : tuer pour le plaisir de tuer m'est toujours apparu comme rompant l'harmonie du monde.

Télérama : À propos d'harmonie… D'où vous vient cette passion pour la musique, passion qui vous a conduit à participer sur scène à des spectacles ?

Hubert Reeves : La musique, j'en ai besoin, comme l'air que je respire ou la nourriture. Elle me fascine, car elle est à l'image de l'Univers, qui fait toujours du neuf avec de l'éternel : sept simples notes et puis… commence un véritable mystère. J'ai d'ailleurs essayé de raconter ce parallélisme entre création musicale et création du cosmos, dans un spectacle intitulé Mozart et les étoiles, mêlant intimement pièces de musique de chambre et récit de la genèse des étoiles. J'aime beaucoup associer ma voix à une partition musicale et j'ai de nombreux projets : monter un spectacle intitulé Du big bang à la fin du temps sur la musique du quatuor d'Olivier Messiaen, ou Astrophonia, un concerto pour alto du jeune compositeur tchèque Krystof Maratka, véritable hymne au ciel étoilé… J'aimerais aussi contacter la pianiste Hélène Grimaud, elle aussi défenseur d'une espèce animale menacée, les loups, pour un nouveau Pierre et le loup du XXIe siècle, celui de Prokofiev et d'un compositeur contemporain. Mon approche de la musique, que je pratique concrètement – je suis choriste au sein d'une formation universitaire dirigée par mon fils Benoît –, n'est pas théorique ou cérébrale, mais purement émotionnelle. J'y trouve une raison supplémentaire de m'enivrer et de rester admiratif devant la beauté et la majesté du monde ●

Propos recueillis par Xavier Lacavalerie

L'ÉLÈVE, L'ALTISTE ET LA MILITANTE
Hubert Reeves reste en contact et en dialogue permanent avec ses proches, engagés comme lui dans son combat pour la diffusion du savoir. C'est d'abord un de ses élèves, Nicolas Prantzos, d'origine grecque, astrophysicien à l'Institut d'astrophysique de Paris. Il est spécialiste de l'évolution des étoiles et des galaxies et de l'astronomie gamma, ces rayons énergétiques produits par des événements violents dans l'Univers, telles les explosions stellaires. Il a rédigé des ouvrages de vulgarisation : Sommes-nous seuls dans l'Univers ? (avec Hubert Reeves, Alfred Vidal-Madjar et Jean Heidmann) et Voyages dans le futur. La « conseillère musicale » d'Hubert Reeves se nomme Karine Lethiec. Cette « militante de l'alto », comme elle dit, enseignante au conservatoire de L'Haÿ-les-Roses, joue avec différentes formations (le Quatuor Talich, les Amati) et a fondé l'Ensemble Calliope, actuellement en résidence au Centre culturel tchèque, à Paris. Enfin, sans Nelly Boutinot, l'une des chevilles ouvrières de la Ligue Roc, cette association n'aurait peut-être pas la même aptitude à s'attacher des personnes, de plus en plus nombreuses, qui comprennent que la lutte pour la diversité biologique, l'homme y compris, est une idée fondamentale. Cette militante de la première heure, bénévole, parle de « combats de Petit Poucet contre l'ogre », croisant les doigts pour que ce soit toujours le premier qui gagne…

(1) La théorie du big bang est fondée à la fois sur la relativité générale d'Albert Einstein (1915), sur les mesures astronomiques d'Edwin Hubble (1923) et sur la synthèse de Georges Henri Lemaître (1927).

(2) Ligue Roc, 26, rue Pascal, 75005 Paris. Tél. : 01-43-36-04-72. E-mail : Cliquez pour écrire.