Hubert Reeves

Site officiel

Chronique
précédente :

Énergie, « négawatts »

Chroniques radio France-Culture

Tous les samedis à 18h40
(rediffusion le mercredi suivant à 13h50)

Chronique
suivante :

Les limites de la démocratie

Harfang des neiges et lemming

Émission du 22 mai 2004

J'ai devant les yeux une photo qui me plonge toujours dans un grand état de perplexité. Je vais essayer de vous la décrire. Un vaste paysage d'hiver enneigé avec ciel très bleu et montagnes vertes à l'horizon. Sur la plaine éblouissante de blancheur sous le Soleil, un oiseau magnifique vole tout près du sol. C'est un harfang des neiges, une chouette toute blanche aux yeux couleur bleu-acier. Elle plane, les ailes largement étalées légèrement repliées aux extrémités, vers le ciel. Une image de perfection et d'élégance à vous couper le souffle.

Son objectif est clairement en vue : un lemming, un petit rongeur beige qui trottine dans la neige, inéluctablement exposé à son prédateur maintenant qu'il s'est engagé dans la prairie découverte. Ses traces de pas laissent deviner l'endroit où, dans un instant, le harfang le cueillera, le soulevant dans les airs en un geste parfaitement réussi, une technique sûre, mise au point durant les millions d'années d'évolution de son espèce.

Petit fait divers, répété à l'infini depuis des temps immémoriaux, et cette fois superbement fixé sur la pellicule par le photographe aux aguets.

Petit événement qui résume et inclut une image de la réalité du monde qui laisse pensif, qui provoque un sentiment de perplexité. Comment se situer face à cela ?

Deux éléments conflictuels se partagent le terrain dans la tête du spectateur. Deux points de vue qu'il peut prendre alternativement. La difficulté vient du sentiment que ces points de vue sont irréconciliables. De là vient notre malaise.

Premier point de vue : spectacle de la beauté de la nature, admiration sans limites pour la perfection technologique de l'exploit.

Deuxième point de vue : sentiment de sympathie, de compassion, pour le lemming dont la vie va se terminer là, transpercé par les griffes et le bec du harfang aux yeux impassibles. Sentiment d'indignation spontanée et de révolte contre cette mise à mort sanglante à laquelle nous assistons impuissants.

Pour le harfang, le lemming est la nourriture qu'il va porter à ses petits, exerçant là, correctement et diligemment, son devoir de harfang des neiges (entre parenthèses, c'est l'oiseau emblématique du Québec).

Pour le lemming, le harfang est une représentation de l'horreur absolue qui va le projeter hors de l'existence pendant que ses petits l'attendent dans son terrier.

Il est conventionnel de ne pas se laisser troubler par de tels événements de la vie animale, d'accepter sans état d'âme cette réalité à laquelle nous ne pouvons rien, et de se dire que, sans les étapes successives de l'évolution biologique « rouge de griffes et de crocs » selon les mots de Darwin, notre espèce ne serait pas advenue et nous ne serions pas là pour en discuter.

Mais le sujet redevient très présent dans le contexte de la crise contemporaine de la biologie : celui de la sixième extinction dont l'humanité pourrait bien être la victime. Il nous remet en mémoire cette escalade de l'efficacité des techniques de prédation tout au long de l'évolution biologique. Nous demandons pourquoi les activités humaines sont, contrairement à celles des autres espèces vivantes, si généralement destructrices de l'environnement. La raison est à rechercher du côté du niveau technologique atteint par l'humanité. L'histoire du harfang et du lemming nous rappelle, pour employer un langage parfaitement anthropomorphique, que la nature semble totalement et impitoyablement investie dans le développement technologique.

Peut-être qu'avec le cerveau humain, cet investissement a-t-il montré ses contradictions profondes. Si l'humanité venait à disparaître de la Terre, il faudrait bien le reconnaître ! Mais il n'y aurait plus un humain pour l'admettre !